Le Skopos (part 1)
22 juillet 2023
Après avoir remarqué qu'une langue évolue dans une écologie propre, d'un point de vue mathématique, nous pouvons poser la question de ce qu'il en est en matière de traductologie. Si nous nous éloignons de la conception qu'une traduction est une translation (dans un sens physique et géométrique) d'une langue A vers une langue B, nous pouvons dès lors l'envisager comme une discipline portant une intentionnalité. Une traduction ayant pour but premier de véhiculer la compréhension la plus claire, pourrait privilégier sa fonction, plutôt que sa forme.
La théorie du Skopos
Le terme "skopos" est issu du grec et signifie "but". Il donne son nom à la "théorie du skopos", une théorie développée vers la fin des annnées 1970 par les linguistes allemands Hans Vermeer et Katharina Reiss. La théorie du skopos émet la proposition que chaque texte vise un public cible, et qu'une traduction doit se penser avec ces mêmes qualités.
Les premières années des études de traductologie ont été caractérisées par une approche de transfert interlinguistigue. La mouvance des années 1970 ainsi que des années suivantes introduit une vision où les textes sont pris en compte comme éléments d'analyse. Les chercheur·euses ayant contribué à ces théories font émerger une forme de fonctionnalisme linguistique dans le champs de la traductologie. Il est toutefois important de noter que l'approche fonctionnaliste ne naît pas au vingtième siècle. De nombreux·se traducteur·ices de la Bible ont adopté les deux manières de faire dans leurs traductions. La reproduction, fiable, mot pour mot a coexisté avec des adaptations destinées au public cible. Martin Luther (1483-1546) a par exemple été d'avis à ce que certains passages de la Bible soient reproduit tels quels. Dans sa vision, traduire la Bible en allemand permettait de la rendre accessible au plus grand nombre, mais la préservation de la structure et de l'ordre des mots étaient essentiels pour transmettre le véritable sens des textes bibliques. Luther cherchait à préserver les nuances syntaxiques et grammaticales de l'hébreu et du grec, qui pour lui portaient des symboliques théologiques et s'en écarter pouvait conduire à des interprétations erronées ou à des dénaturations du message biblique.
Dans son ouvrage Möglichkeiten und Grenzen der Übersetzungskritik, de 1971, Katharina Reiss y fait une critique de la relation entre la source et la cible. Elle y décrit également la traduction idéale comme étant ce qu'elle appelle la "performativité communicative intégrale". Cette sorte de traduction définit "l'objectif à atteindre dans la langue-cible est équivalent en matière de contenu conceptuel, forme linguistique et fonction de communication de la langue du texte-source".
“in which the aim in the TL [target language] is equivalence as regards the conceptual content, linguistic form and communicative function of a SL [source-language] text” ([1977]1989:112). [Translating as a Purposeful Activity 2nd Edition Functionalist Approaches Explained (Christiane Nord), p.9]
Hans Vermeer, pousse la réflexion plus loin en créant le pont entre théorie et pratique de cette théorie. Il définit la traduction comme une action humaine, de facto une action intentionnelle. À partir de ce postulat, il décrit qu'une situation humaine est caractérisée par ses spécifités culturelles et qu'il est donc important de prendre en compte les éléments verbaux et non-verbaux qui la concrétisent. Il donne comme exemple que l'attitude de la population indienne envers les animaux est similaire à l'affection portée au chiens dans la culture allemande. Cependant, ces deux situations sont très différentes dans la "valeur" attribuée à la vision de l'animal de compagnie. Pour ces raisons, il n'existe pas de réalité objective. C'est avec les spécificités culturelles de la source et de la cible que la traduction est à composer.
For example: words denoting colour do not have exact matches in other languages; they cannot be distinguished from words that do not denote colour in the same way in different languages (cf. the examples in Vermeer 1963). [Towards a General Theory of Translational Action Skopos Theory Explained (Katharina Reiss, Hans J Vermeer), p.26]
L'ouvrage de Christiane Nord, Text Analysis in Translation (1991), offre une perspective de compréhension et des facteurs intra et extra-linguistiques pour l'analyse de texte, ainsi que des différent·es acteur·ices prenant part dans le processus de traduction. Le fonctionnalisme - et en particulier la théorie de Skopos - a mis en évidence l'importance de considérer non seulement "le·a traducteur·ice, mais aussi l'initiateur·ice, le·a commanditaire, l'expéditeur·ice et l'auteur·ice, le·a destinataire, le·a récepteur·ice et l'utilisateur·ice". ( Georges L. Bastin, Université de Montréal - Translating as a Purposeful Activity )
Selon Christiane Nord, le skopos serait le modèle de traduction translational idéal, de par son pragmatisme, sa conscience et sa compréhension des cultures adressées et son expertise. Elle y voit tout de même une limite d'un point de vue fonctionnaliste radical : "la relation entre le·a traducteur·ice et l'auteur·ice du texte-source". Nord appelle cet élément le principe de "loyauté", du fait que le·a traducteur·ice n'est censée falsifié l'intention de l'auteur·ice. Il s'en crée donc un constant compromis entre préservation et adaptation.
La théorie du skopos incite donc les traducteur·ices à traduire avec une certaine créativité sans pour autant prendre trop de liberté. La mise en pratique de cette théorie se trouve dans la mise en commun des connaissances de la culture source et celles des lecteur·ices cibles.